Liège de nuit
De la Corse, j’y ai laissé ma race, isolée en les quatre montagnes. L’île moribonde manque à mes yeux, ses langueurs rocheuses, ses mains qui grimpent le long des murailles de châtaigniers. Ses sons qui marchent, agrippent la gorge, grappillent aux yeux des larmes caverneuses. Là, cachés dans les replis de la terre, les échos répètent les langues des ancêtres ; l’homme, déjà-là, y a laissé sa voix, creusant la route des oubliés. Là, aux amours généalogiques, l’homme redresse ses tombes.
Ne me dit-on pas que l’olivier puissant résiste aux morsures de Lycaon. Sa dynamis vole aux dieux d’antan la mémoire de ses premiers pas. Sous le soleil, sous cet apôtre levé aux aurores, la nature plisse les yeux. Elle rugit mais dort encore. J’y reconnais ma race, isolée en les quatre montagnes. Aux bans des nations, quelqu’un clame son impotence : « Donnez-lui un pied qu’elle se lève des deux. Donnez-lui ses mains qu’elle applaudisse les sermons ». L’île tragique n’a pas atteint les vallées de l’Averne qu’elle se retourne déjà et ressent l’air consistant de son passé. Si l’héritage est lourd, le testament brûle indéfiniment ses yeux. S’il fallait détruire le Parthénon, il faudrait aussi immoler quelques idoles. Plus que n’importe quelle nation, l’île rocailleuse doit pratiquer sa généalogie, répertoire vivifiant – de ses parents inconnus – sur ses pères trop connus.
Dans la ville qui traînent ces ombres d’une chaîne à l’autre, Liège de nuit. Les corps assemblés, formant un tout parcourus de maillons, la vie jaillit. Par intermittence, la ville s’enhardit. Ce vieux père à la peau abîmée ferme les yeux – il respire encore.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Paul-Antoine Colombani (6 mars 2020). Lettres de Liège. Le mythe grec et le jeu vidéo: enjeux philosophiques et poétiques. Consulté le 12 juin 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/rpvl